RECHERCHEZ
C’est au sein de l’importante communauté juive de Zbaraz[1] en Pologne que naît le 5 juillet 1876 Chaja (ou Chawa) Zarkower. Ses parents Moïse Zarkower et Chaja Rywa (ou Rive) auront trois autres enfants : Salomon, Jakob et Mendel nés respectivement en 1880, 1881 et 1884. Elle épouse à la fin des années 1890 David Wolf Petersiel avec qui elle a cinq enfants, tous nés en Pologne dans le village de Nastasow[2] : Azriel en 1897, Josef en 1899, Dvora en 1900, Lina (ou Lifsze) en 1902, et Perl en 1904. Tandis que ses trois frères émigrent aux Etats-Unis, Chaja et son époux quittent la Pologne au cours de l’année 1913 pour s’installer à Vienne en Autriche[3]. Le 28 juin 1914, ils se marient religieusement à Stadttempel, la synagogue principale de Vienne. Cinq ans plus tard, elle se retrouve veuve à la suite du décès de son mari le 23 avril 1919. Dans les années qui suivent, ses enfants devenus adultes quittent un à un le foyer pour se marier et fonder à leur tour une famille. A la suite de l’Anschluss[4] par l’Allemagne nazie le 12 mars 1938, les mesures antijuives connaissent une forte accélération en Autriche et très vite Chaja et ses enfants deviennent victimes des persécutions antisémites qui explosent. Les pogroms de la nuit de cristal[5] du 9 au 10 novembre 1938 et les nouvelles mesures d’exclusion et de dépossession qui suivent la Nuit de Cristal, conduisent Chaja à quitter précipitamment l’Autriche[6] le 26 novembre pour se rendre en Belgique[7]. Elle va rejoindre ses filles Perl et Lina et leurs époux déjà installés à Anvers depuis presque deux mois. En 1938-1939, la Belgique est le pays qui en Europe occidentale reçoit le plus grand nombre de réfugiés. En dépit de nombreuses difficultés, sans passeport et sans visa, avec pour unique pièce d’identité un extrait de son acte de mariage de 1914, Chaja Petersiel parvient à franchir clandestinement et à pied la frontière belge, après une étape à Cologne. Comme la très grande majorité des réfugiés juifs venus en Belgique, c’est donc en toute illégalité que Chaja pénètre sur le territoire belge[8]. En outre, avec l’instauration en Pologne de la loi du 31 mars 1938[9] elle est déchue de la nationalité polonaise en octobre 1938 et devient ainsi apatride. Elle arrive à Anvers le 1e décembre 1938, se fait enregistrer par les autorités de l’immigration[10] pour solliciter très vite le statut de réfugiée politique ainsi qu’un titre de séjour provisoire. Pour Chaja Petersiel, la Belgique n’est qu’une étape en attendant une émigration en Palestine où son fils Azriel réside depuis le 7 mars 1938. Ses espoirs d’émigrer en Palestine seront réduits à néant avec l’invasion des troupes allemandes en Belgique en mai 1940. Plus de huit mois après son arrivée en Belgique, Chaja Petersiel n’est toujours pas en possession d’une pièce d’identité officielle et ne peut donc pas prouver son identité auprès de l’administration belge, et concrétiser son projet d’émigration pour la Palestine. Inscrite au registre des étrangers « Modèle B » qui la reconnaît « réfugiée dispensée d’internement », le 12 juillet 1939 elle reçoit une autorisation de séjour jusqu’au 30 novembre 1939 , date à laquelle elle est dans l’obligation de quitter la Belgique sous peine d’être internée. Elle obtient un report de cette échéance au 30 mai 1940, probablement avec l’appui du Comité de Défense des Droits des Juifs d’Anvers. Par ailleurs, elle est soumise à une stricte interdiction de travailler (il s’agit de protéger la main-d’œuvre nationale), ce qui ne semble pas la mettre en difficulté dans la mesure où dans son dossier de demande de d’autorisation de séjour elle se déclare « sans profession », et qu’elle mentionne qu’elle dispose de moyens de subsister sans avoir besoin de travailler[11]. Afin de mettre toutes les chances de son côté, elle affirme ne pas avoir eu d’activité politique en Autriche, et n’hésite pas à faire valoir les rhumatismes articulaires aux genoux dont elle souffre et qui l’empêchent de marcher[12]. A ces maux physiques, il faut probablement ajouter les fortes tensions psychologiques vécues par Chaja, dans l’incertitude du lendemain avec le risque permanent d’être expulsée. À l’instar de nombreux réfugiés, elle doit mener des démarches incessantes pour obtenir son titre de séjour, dans un pays où l’antisémitisme trouve sa pleine expression dans une certaine presse. Ces tensions vont se trouver exacerbées avec l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes en mai 1940. Comme des milliers de juifs allemands et autrichiens jugés indésirables car ressortissants de pays ennemis, Chaja doit à nouveau partir. Elle rejoint la France en train le 14 ou 15 mai, probablement avec Lina[13] et sa fille Ruth, Perl et son époux et leur bébé. A la frontière française, Lina et Ruth, de nationalité autrichienne, seront séparées du reste de la famille pour être dirigées vers le camp d’internement de Gurs dont elles s’échapperont quelques mois plus tard. Entre mai 1940 et son arrivée à Alès en septembre 1941, il est difficile d’établir les différents lieux de résidence de Chaja, il est seulement permis d’émettre l’hypothèse qu’ils ont été nombreux[14]. Compte tenu de son âge et surtout de son état de santé, il est fort probable que Chaja n’a jamais quitté le couple Goldstein. A l’automne, ils retrouveront Lina, son époux Adolf et leur fille Ruth[15]. Elle arrive à Alès avec ces derniers et contrairement à ses filles elle se fait recenser[16]. A partir d’août 1942, les rafles et arrestations de juifs étrangers et apatrides menées par la police et la gendarmerie françaises s’amplifient dans le Gard[17] ; les filles de Chaja et leur époux décident donc de quitter Alès. Seule Chaja restera et il est convenu qu’ils reviendront la chercher plus tard. La menace monte d’un cran avec l’occupation des Allemands de la zone libre à compter du 11 novembre 1942, occupation marquée par une multiplication des rafles associée à une intensification des activités de la Milice dans la région alésienne. Mais ce n’est qu’en mars 1943 que Chaja Petersiel parvient à fuir dans les Alpes Maritimes[18]. Sous occupation italienne, les réfugiés juifs bénéficient dans ce département d’une « bienveillante protection », et cela est connu dans le milieu des réfugiés juifs résident dans le sud de la France.[19] Chaja se réfugie ainsi à Saint-Martin-Vésubie[20]près de la frontière italo-française, où elle est assignée à résidence comme de nombreux Juifs en situation irrégulière. Logée vraisemblablement dans l’un des douze hôtels et pensions réquisitionnés par les autorités italiennes, elle bénéficie de l’aide du « Joint Commitee[21] », d’organismes de secours juifs tels que le « Centre d’accueil » de Nice, et surtout de la solidarité de la population locale. Elle peut enfin retrouver une vie quotidienne plus sereine et une relative liberté de mouvement même si elle est soumise à l’obligation de se présenter deux fois par semaine au poste des carabiniers et qu’elle n’a pas le droit de quitter le village. Mais ce refuge de quelques mois qualifié d’ «idyllique » par certains persécutés prend fin brutalement avec la chute du gouvernement fasciste et la signature le 8 septembre 1943 de l’armistice entre les Italiens et les Alliés. L’armée allemande et la gestapo reprennent le contrôle de la région et procèdent déjà à des rafles dès le 8 septembre. A nouveau traquée, Chaja doit avec ses coreligionnaires fuir au plus vite pour rejoindre l’Italie, mais son âge et ses problèmes de santé ne lui permettent pas d’entreprendre la difficile marche à travers la montagne qui la conduirait en Italie. C’est un véritable exode qui commence pour un millier de fuyards. Les filles, le gendre Israël et les petits-enfants de Chaja en font partie. Il est décidé qu’ils reviendront la chercher plus tard mais prise au piège Chaja est arrêtée avec 30 autres personnes par la Gestapo. Lina, Ruth, le couple Goldstein et leur bébé parviendront à gagner l’Italie. Incarcérée dans un premier temps à Nice[22], Chaja est transférée à Drancy le 10 novembre 1943 où elle reçoit le matricule 7853. Dès son arrivée, elle est dépouillée de son argent, soit la somme 1 115 francs. Le 20 novembre 1943 vers midi, Chaja part pour Auschwitz par le convoi n°62[23]. Elle est gazée dès son arrivée le 23 novembre 1943. Funeste destin que celui de Chaja Petersiel qui au cours d’une errance de plusieurs années n’aura eu de cesse de fuir un antisémitisme toujours plus violent et barbare qui finira par la rattraper.
Eric BERNARD
[1] Aujourd’hui située en Ukraine et appelée Zbaraj.
[2] Aujourd’hui ukrainien appelée Nastasiv.
[3] L’antisémitisme virulent présent en Pologne a certainement été l’un des motifs de cette émigration.
[4] Annexion de l’Autriche par l’Allemagne
[5] Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, les dirigeants nazis déclenchèrent une série de pogroms contre la population juive de l’Allemagne et de ses nouveaux territoires dont l’Autriche. Cet événement a pris le nom de Kristallnacht – la Nuit de cristal – en raison des débris de verre jonchant les rues après le vandalisme et les destructions de commerces, synagogues et foyers juifs.
[6] A moins qu’ils n’aient été expulsés comme l’ont été 5000 juifs d’Autriche entre mars et novembre 1938.
[7] Un tiers des réfugiés venus en Belgique viennent en provenance d’Autriche.
[8] Voir l’article de Insa Meinen, « « Je devais quitter le pays dans les dix jours, sinon on m’aurait mis dans un camp de concentration » Réfugiés juifs d’Allemagne nazie en Belgique 1938-1944 », Les Cahiers de la Mémoire
Contemporaine [En ligne], 10 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 23 juin 2024.
URL : http://journals.openedition.org/cmc/488 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cmc.488
[9] Loi votée par le parlement polonais qui permettait de retirer la citoyenneté aux Polonais résidant à l’étranger depuis plus de 5 ans.
[10] Voir son dossier de demande d’autorisation de séjour provisoire auprès des services de la police belge des étrangers.
[11] Compte tenu de l’état de dénuement dans lequel elle a dû quitter la Belgique, on peut se demander si toutefois cette affirmation n’est pas une tactique pour obtenir son titre de séjour provisoire.
[12] Voir le certificat médical contenu dans son dossier de demande d’autorisation de séjour provisoire.
[13] Considéré comme ennemi car autrichien, Son époux Adolf Glatt a été expulsé de Belgique le 12 mai 1940 pour être interné dans le camp d’internement de Saint-Cyprien dans les Pyrénées Orientales.
[14] Si on se réfère au témoignage de Ruth Glatt, vidéo de 1995.
[15] Adolf a été libéré du camp de Saint-Cyprien pour avoir sauvé de la noyade deux hommes. Lina et Ruth ont réussi à s’échapper du camp de Gurs. Ils se sont retrouvés via la Croix-Rouge.
[16] Voir sa fiche individuelle de recensement juif 1 W 139. Le nom de ses filles n’apparaît pas dans le fichier des juifs étrangers (cote 1 W 139) alors que leur époux, Adolf Glatt et Israël Goldstein, ont chacun une fiche à leur nom dans laquelle il est précisé qu’ils sont affectés en tant qu’ouvrier d’usine au 3e G.T.T.E de Salindres La Planquette.
[17] Voir la grande rafle de juifs étrangers et apatrides organisée par le gouvernement de Vichy dans une quarantaine de départements de la zone non occupée qui a eu lieu le 26 août 1942.
[18] S’y est-elle rendue seule ou avec ses filles qui seraient revenues la chercher ? La question reste posée. Il est toutefois certain qu’elle les y a rejoints.
[19] Le département des Alpes Maritimes va connaître un afflux considérable de réfugiés juifs notamment étrangers et apatrides.
[20] Petit village montagnard de 1500 habitants situé à 70 km au nord de Nice, appelée capitale de la « Suisse niçoise ». Il reçoit en mars 1943 plus d’un millier de réfugiés assignés à résidence par les chefs de la IVe ARMATA (Armée italienne). Originaires pour la plupart d’Europe centrale et orientale, ils parlent surtout l’allemand ou le yiddish.
[21] Organisation caritative juive américaine
[22] Probablement à l’hôtel Excelsior, situé près de la gare, réquisitionné par la Gestapo pour recevoir les juifs arrêtés jusqu’à leur transfert à Drancy.
[23] Le convoi 62 part de la gare de Bobigny le 20 novembre 1943 emportant avec lui 1200 Juifs, dont une majorité est de nationalité française; plus de 40% des déportés sont même nés en France. Il arrive à Auschwitz le 23 novembre aux environs de 4 ou 5 heures du matin, d’après l’Institut International pour la Mémoire de la Shoah Yad Vashem. Dans le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, Serge Klarsfeld écrit à propos du convoi n°62 : « 634 hommes, 556 femmes et 10 indéterminés. 83 enfants de moins de 12 ans ; 164 de moins de 18 ans (…). A l’arrivée à Auschwitz, 241 hommes furent sélectionnés avec les matricules 164427 à 164667 ainsi que 45 femmes (Mles 69036 à 69080). 914 déportés furent gazés. En 1945 29 survivants dont 2 femmes ».
Sources :
- Service historique de la défense, département des fonds d’archives, division des archives des victimes des conflits contemporains, site de Caen. Dossier de Chaja Petersiel
- Dossier individuel de demande d’autorisation de séjour provisoire de la police belge des étrangers de Chaja Petersiel cote n°1528745397 déposé aux archives municipales d’Anvers
- Mémorial de la Shoah de Paris : https://www.memorialdelashoah.org/
- Site de généalogie Familysearch : Familysearch.org
- Site de généalogie MyHeritage : Arbre généalogique de Chaja Petersiel établi par Eyal Petersiel : https://www.myheritage.fr
- SIMON, Lucien. Les juifs à Nîmes et dans le Gard durant la deuxième guerre mondiale de 1939 à 1944. Nîmes : éd. Lacour, 1987, 52 p.
- MEINEN, Insa, « « Je devais quitter le pays dans les dix jours, sinon on m’aurait mis dans un camp de concentration » Réfugiés juifs d’Allemagne nazie en Belgique 1938-1944 », Les Cahiers de la Mémoire
Contemporaine [En ligne], 10 / 2011, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 23 juin 2024.
URL : http://journals.openedition.org/cmc/488 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cmc.488
- PANIACCI, Jean-Louis. « Les Juifs de Saint-Martin-Vésubie en 1943 », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 06 / 1983, p.p. 145-146. Dernière consultation le 28 juin 2024.
URL : https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1983_num_26_1_945
- Département des Alpes-Maritimes, Yad Vashem Nice-côte d’Azur, « Saint-Martin-Vésubie, commune membre des villes et villages des justes de France, hommage aux justes parmi les nations et aux réfugiés juifs déportés en 1943 », [en ligne], 09/2016. Dernière consultation le 28 juin 2024.
URL : https://www.departement06.fr/?cHash=42e55e7ae43fa790ff63dada19e30054
- Van DOORSLAER Rudi, DEBRUYNE Emmanuel, SEBERCHTS Frank, WOUTERS Nico. La Belgique docile. Les autorités belges et la persécution des juifs en Belgique pendant la seconde guerre mondiale. [en ligne] Rapport final d’étude. Bruxelles : Centre d’Etudes et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaines, 2007, 1114 p. Disponible sur :
https://www.cegesoma.be/docs/media/Divers/rapport_final_Intro_Conclusion.pdf. Dernière consultation le 11 juillet 2024.
- USC Shoah Foundation, l’Institut pour l’histoire visuelle et l’éducation, Témoignage de Ruth Glatt-Mayer, fille d’Adolf Glatt, vidéo du 11 janvier 1995 [en ligne], durée 2h20 collection Témoignages, consultable sur le lien :
https://sfiaccess.usc.edu/Testimonies/ViewTestimony.aspx?RequestID=f059be96-1cec-4db4-9675-1e2f383d1228. Dernière consultation le 11 juillet 2024.
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C’est au sein de l’importante communauté juive de Zbaraz[1] en Pologne que naît le 5 juillet 1876 Chaja (ou Chawa) Zarkower. Ses parents Moïse Zarkower et Chaja Rywa (ou Rive) auront trois autres enfants : Salomon, Jakob et Mendel nés respectivement en 1880, 1881 et 1884. Elle épouse à la fin des années 1890 David Wolf Petersiel avec qui elle a cinq enfants, tous nés en Pologne dans le village de Nastasow[2] : Azriel en 1897, Josef en 1899, Dvora en 1900, Lina (ou Lifsze) en 1902, et Perl en 1904. Tandis que ses trois frères émigrent aux Etats-Unis, Chaja et son époux quittent la Pologne au cours de l’année 1913 pour s’installer à Vienne en Autriche[3]. Le 28 juin 1914, ils se marient religieusement à Stadttempel, la synagogue principale de Vienne. Cinq ans plus tard, elle se retrouve veuve à la suite du décès de son mari le 23 avril 1919. Dans les années qui suivent, ses enfants devenus adultes quittent un à un le foyer pour se marier et fonder à leur tour une famille. A la suite de l’Anschluss[4] par l’Allemagne nazie le 12 mars 1938, les mesures antijuives connaissent une forte accélération en Autriche et très vite Chaja et ses enfants deviennent victimes des persécutions antisémites qui explosent. Les pogroms de la nuit de cristal[5] du 9 au 10 novembre 1938 et les nouvelles mesures d’exclusion et de dépossession qui suivent la Nuit de Cristal, conduisent Chaja à quitter précipitamment l’Autriche[6] le 26 novembre pour se rendre en Belgique[7]. Elle va rejoindre ses filles Perl et Lina et leurs époux déjà installés à Anvers depuis presque deux mois. En 1938-1939, la Belgique est le pays qui en Europe occidentale reçoit le plus grand nombre de réfugiés. En dépit de nombreuses difficultés, sans passeport et sans visa, avec pour unique pièce d’identité un extrait de son acte de mariage de 1914, Chaja Petersiel parvient à franchir clandestinement et à pied la frontière belge, après une étape à Cologne. Comme la très grande majorité des réfugiés juifs venus en Belgique, c’est donc en toute illégalité que Chaja pénètre sur le territoire belge[8]. En outre, avec l’instauration en Pologne de la loi du 31 mars 1938[9] elle est déchue de la nationalité polonaise en octobre 1938 et devient ainsi apatride. Elle arrive à Anvers le 1e décembre 1938, se fait enregistrer par les autorités de l’immigration[10] pour solliciter très vite le statut de réfugiée politique ainsi qu’un titre de séjour provisoire. Pour Chaja Petersiel, la Belgique n’est qu’une étape en attendant une émigration en Palestine où son fils Azriel réside depuis le 7 mars 1938. Ses espoirs d’émigrer en Palestine seront réduits à néant avec l’invasion des troupes allemandes en Belgique en mai 1940. Plus de huit mois après son arrivée en Belgique, Chaja Petersiel n’est toujours pas en possession d’une pièce d’identité officielle et ne peut donc pas prouver son identité auprès de l’administration belge, et concrétiser son projet d’émigration pour la Palestine. Inscrite au registre des étrangers « Modèle B » qui la reconnaît « réfugiée dispensée d’internement », le 12 juillet 1939 elle reçoit une autorisation de séjour jusqu’au 30 novembre 1939 , date à laquelle elle est dans l’obligation de quitter la Belgique sous peine d’être internée. Elle obtient un report de cette échéance au 30 mai 1940, probablement avec l’appui du Comité de Défense des Droits des Juifs d’Anvers. Par ailleurs, elle est soumise à une stricte interdiction de travailler (il s’agit de protéger la main-d’œuvre nationale), ce qui ne semble pas la mettre en difficulté dans la mesure où dans son dossier de demande de d’autorisation de séjour elle se déclare « sans profession », et qu’elle mentionne qu’elle dispose de moyens de subsister sans avoir besoin de travailler[11]. Afin de mettre toutes les chances de son côté, elle affirme ne pas avoir eu d’activité politique en Autriche, et n’hésite pas à faire valoir les rhumatismes articulaires aux genoux dont elle souffre et qui l’empêchent de marcher[12]. A ces maux physiques, il faut probablement ajouter les fortes tensions psychologiques vécues par Chaja, dans l’incertitude du lendemain avec le risque permanent d’être expulsée. À l’instar de nombreux réfugiés, elle doit mener des démarches incessantes pour obtenir son titre de séjour, dans un pays où l’antisémitisme trouve sa pleine expression dans une certaine presse. Ces tensions vont se trouver exacerbées avec l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes en mai 1940. Comme des milliers de juifs allemands et autrichiens jugés indésirables car ressortissants de pays ennemis, Chaja doit à nouveau partir. Elle rejoint la France en train le 14 ou 15 mai, probablement avec Lina[13] et sa fille Ruth, Perl et son époux et leur bébé. A la frontière française, Lina et Ruth, de nationalité autrichienne, seront séparées du reste de la famille pour être dirigées vers le camp d’internement de Gurs dont elles s’échapperont quelques mois plus tard. Entre mai 1940 et son arrivée à Alès en septembre 1941, il est difficile d’établir les différents lieux de résidence de Chaja, il est seulement permis d’émettre l’hypothèse qu’ils ont été nombreux[14]. Compte tenu de son âge et surtout de son état de santé, il est fort probable que Chaja n’a jamais quitté le couple Goldstein. A l’automne, ils retrouveront Lina, son époux Adolf et leur fille Ruth[15]. Elle arrive à Alès avec ces derniers et contrairement à ses filles elle se fait recenser[16]. A partir d’août 1942, les rafles et arrestations de juifs étrangers et apatrides menées par la police et la gendarmerie françaises s’amplifient dans le Gard[17] ; les filles de Chaja et leur époux décident donc de quitter Alès. Seule Chaja restera et il est convenu qu’ils reviendront la chercher plus tard. La menace monte d’un cran avec l’occupation des Allemands de la zone libre à compter du 11 novembre 1942, occupation marquée par une multiplication des rafles associée à une intensification des activités de la Milice dans la région alésienne. Mais ce n’est qu’en mars 1943 que Chaja Petersiel parvient à fuir dans les Alpes Maritimes[18]. Sous occupation italienne, les réfugiés juifs bénéficient dans ce département d’une « bienveillante protection », et cela est connu dans le milieu des réfugiés juifs résident dans le sud de la France.[19] Chaja se réfugie ainsi à Saint-Martin-Vésubie[20]près de la frontière italo-française, où elle est assignée à résidence comme de nombreux Juifs en situation irrégulière. Logée vraisemblablement dans l’un des douze hôtels et pensions réquisitionnés par les autorités italiennes, elle bénéficie de l’aide du « Joint Commitee[21] », d’organismes de secours juifs tels que le « Centre d’accueil » de Nice, et surtout de la solidarité de la population locale. Elle peut enfin retrouver une vie quotidienne plus sereine et une relative liberté de mouvement même si elle est soumise à l’obligation de se présenter deux fois par semaine au poste des carabiniers et qu’elle n’a pas le droit de quitter le village. Mais ce refuge de quelques mois qualifié d’ «idyllique » par certains persécutés prend fin brutalement avec la chute du gouvernement fasciste et la signature le 8 septembre 1943 de l’armistice entre les Italiens et les Alliés. L’armée allemande et la gestapo reprennent le contrôle de la région et procèdent déjà à des rafles dès le 8 septembre. A nouveau traquée, Chaja doit avec ses coreligionnaires fuir au plus vite pour rejoindre l’Italie, mais son âge et ses problèmes de santé ne lui permettent pas d’entreprendre la difficile marche à travers la montagne qui la conduirait en Italie. C’est un véritable exode qui commence pour un millier de fuyards. Les filles, le gendre Israël et les petits-enfants de Chaja en font partie. Il est décidé qu’ils reviendront la chercher plus tard mais prise au piège Chaja est arrêtée avec 30 autres personnes par la Gestapo. Lina, Ruth, le couple Goldstein et leur bébé parviendront à gagner l’Italie. Incarcérée dans un premier temps à Nice[22], Chaja est transférée à Drancy le 10 novembre 1943 où elle reçoit le matricule 7853. Dès son arrivée, elle est dépouillée de son argent, soit la somme 1 115 francs. Le 20 novembre 1943 vers midi, Chaja part pour Auschwitz par le convoi n°62[23]. Elle est gazée dès son arrivée le 23 novembre 1943. Funeste destin que celui de Chaja Petersiel qui au cours d’une errance de plusieurs années n’aura eu de cesse de fuir un antisémitisme toujours plus violent et barbare qui finira par la rattraper.
Eric BERNARD
[1] Aujourd’hui située en Ukraine et appelée Zbaraj.
[2] Aujourd’hui ukrainien appelée Nastasiv.
[3] L’antisémitisme virulent présent en Pologne a certainement été l’un des motifs de cette émigration.
[4] Annexion de l’Autriche par l’Allemagne
[5] Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, les dirigeants nazis déclenchèrent une série de pogroms contre la population juive de l’Allemagne et de ses nouveaux territoires dont l’Autriche. Cet événement a pris le nom de Kristallnacht – la Nuit de cristal – en raison des débris de verre jonchant les rues après le vandalisme et les destructions de commerces, synagogues et foyers juifs.
[6] A moins qu’ils n’aient été expulsés comme l’ont été 5000 juifs d’Autriche entre mars et novembre 1938.
[7] Un tiers des réfugiés venus en Belgique viennent en provenance d’Autriche.
[8] Voir l’article de Insa Meinen, « « Je devais quitter le pays dans les dix jours, sinon on m’aurait mis dans un camp de concentration » Réfugiés juifs d’Allemagne nazie en Belgique 1938-1944 », Les Cahiers de la Mémoire
Contemporaine [En ligne], 10 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 23 juin 2024.
URL : http://journals.openedition.org/cmc/488 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cmc.488
[9] Loi votée par le parlement polonais qui permettait de retirer la citoyenneté aux Polonais résidant à l’étranger depuis plus de 5 ans.
[10] Voir son dossier de demande d’autorisation de séjour provisoire auprès des services de la police belge des étrangers.
[11] Compte tenu de l’état de dénuement dans lequel elle a dû quitter la Belgique, on peut se demander si toutefois cette affirmation n’est pas une tactique pour obtenir son titre de séjour provisoire.
[12] Voir le certificat médical contenu dans son dossier de demande d’autorisation de séjour provisoire.
[13] Considéré comme ennemi car autrichien, Son époux Adolf Glatt a été expulsé de Belgique le 12 mai 1940 pour être interné dans le camp d’internement de Saint-Cyprien dans les Pyrénées Orientales.
[14] Si on se réfère au témoignage de Ruth Glatt, vidéo de 1995.
[15] Adolf a été libéré du camp de Saint-Cyprien pour avoir sauvé de la noyade deux hommes. Lina et Ruth ont réussi à s’échapper du camp de Gurs. Ils se sont retrouvés via la Croix-Rouge.
[16] Voir sa fiche individuelle de recensement juif 1 W 139. Le nom de ses filles n’apparaît pas dans le fichier des juifs étrangers (cote 1 W 139) alors que leur époux, Adolf Glatt et Israël Goldstein, ont chacun une fiche à leur nom dans laquelle il est précisé qu’ils sont affectés en tant qu’ouvrier d’usine au 3e G.T.T.E de Salindres La Planquette.
[17] Voir la grande rafle de juifs étrangers et apatrides organisée par le gouvernement de Vichy dans une quarantaine de départements de la zone non occupée qui a eu lieu le 26 août 1942.
[18] S’y est-elle rendue seule ou avec ses filles qui seraient revenues la chercher ? La question reste posée. Il est toutefois certain qu’elle les y a rejoints.
[19] Le département des Alpes Maritimes va connaître un afflux considérable de réfugiés juifs notamment étrangers et apatrides.
[20] Petit village montagnard de 1500 habitants situé à 70 km au nord de Nice, appelée capitale de la « Suisse niçoise ». Il reçoit en mars 1943 plus d’un millier de réfugiés assignés à résidence par les chefs de la IVe ARMATA (Armée italienne). Originaires pour la plupart d’Europe centrale et orientale, ils parlent surtout l’allemand ou le yiddish.
[21] Organisation caritative juive américaine
[22] Probablement à l’hôtel Excelsior, situé près de la gare, réquisitionné par la Gestapo pour recevoir les juifs arrêtés jusqu’à leur transfert à Drancy.
[23] Le convoi 62 part de la gare de Bobigny le 20 novembre 1943 emportant avec lui 1200 Juifs, dont une majorité est de nationalité française; plus de 40% des déportés sont même nés en France. Il arrive à Auschwitz le 23 novembre aux environs de 4 ou 5 heures du matin, d’après l’Institut International pour la Mémoire de la Shoah Yad Vashem. Dans le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, Serge Klarsfeld écrit à propos du convoi n°62 : « 634 hommes, 556 femmes et 10 indéterminés. 83 enfants de moins de 12 ans ; 164 de moins de 18 ans (…). A l’arrivée à Auschwitz, 241 hommes furent sélectionnés avec les matricules 164427 à 164667 ainsi que 45 femmes (Mles 69036 à 69080). 914 déportés furent gazés. En 1945 29 survivants dont 2 femmes ».
Sources :
- Service historique de la défense, département des fonds d’archives, division des archives des victimes des conflits contemporains, site de Caen. Dossier de Chaja Petersiel
- Dossier individuel de demande d’autorisation de séjour provisoire de la police belge des étrangers de Chaja Petersiel cote n°1528745397 déposé aux archives municipales d’Anvers
- Mémorial de la Shoah de Paris : https://www.memorialdelashoah.org/
- Site de généalogie Familysearch : Familysearch.org
- Site de généalogie MyHeritage : Arbre généalogique de Chaja Petersiel établi par Eyal Petersiel : https://www.myheritage.fr
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